Lâaffaire H2O sonne-t-elle le glas pour les gĂ©rants stars ?
19 octobre 2020 by Philippe Maupas, CFA 4 Comments
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Contrairement Ă lâhomme tel que le voyait Alexandre Vialatte1, le gĂ©rant star ne remonte pas Ă la plus haute antiquitĂ©. On peut assez prĂ©cisĂ©ment en dater la naissance : le dĂ©but des annĂ©es 1980 aux Etats-Unis.
On peut mĂȘme nommer le premier gĂ©rant star : il sâappelle Peter Lynch, et il a gĂ©rĂ© le fonds Fidelity Magellan entre 1977 et 1990.
LâĂšre nĂ©o-libĂ©rale, terreau fertile
Que sâest-il passĂ© aux Etats-Unis (et ailleurs) au dĂ©but des annĂ©es 1980 ? Câest le dĂ©but de la deuxiĂšme Ăšre de la mondialisation, incarnĂ©e par deux leaders Ă©lus trĂšs libĂ©raux en matiĂšre Ă©conomique, Ronald Reagan (1911-2004) et Margaret Thatcher (1925-2013).
ParallĂšlement, les fonds de pension Ă prestations dĂ©finies (le montant de votre retraite est connu Ă lâavance et ne dĂ©pend pas des fluctuations des marchĂ©s financiers) commençaient Ă cĂ©der le pas aux fonds de pension Ă cotisations dĂ©finies (le montant de votre retraite dĂ©pend de la performance des placements rĂ©alisĂ©s dans des vĂ©hicules de prĂ©paration Ă la retraite), dans lesquels le futur retraitĂ© supporte le risque liĂ© aux marchĂ©s financiers.
DâoĂč une forte augmentation du nombre de conseillers financiers, pour aider les investisseurs Ă sĂ©lectionner les produits au sein dâune offre de plus en plus riche, notamment au sein de lâenveloppe 401(k), dont la diffusion nâa fait que croĂźtre Ă partir du dĂ©but des annĂ©es 1980.
ParallĂšlement, on assista au lancement de chaĂźnes dâinformation consacrant une part importante de leurs programmes Ă lâactualitĂ© Ă©conomique et financiĂšre, et notamment Ă lâactualitĂ© boursiĂšre.
Et Ă la montĂ©e en puissance de la gestion collective, dans un pays oĂč les investisseurs Ă©taient jusque lĂ adeptes de la dĂ©tention dâactions en direct, achetĂ©es et vendues via un rĂ©seau trĂšs dense de courtiers.
A telle enseigne quâun entrepreneur assez visionnaire, Joe Mansueto, crĂ©a en 1984 dans son appartement Ă Chicago une sociĂ©tĂ© pour crĂ©er une base de donnĂ©es sur les fonds, en collecter les portefeuilles, les analyser, en noter la performance : Morningstar2.
Pour rĂ©sumer, lâĂ©mergence du gĂ©rant star requiĂšre plusieurs conditions :
Un marché de la gestion collective développé.
Un Ă©cosystĂšme mĂ©diatique pour promouvoir ce gĂ©rant star : journaux et magazines, chaĂźnes dâinformation financiĂšre dans les annĂ©es 1980 et 1990, relayĂ©s par les sites internet Ă partir de la bulle internet.
Des réseaux de distribution trouvant dans le gérant star un argumentaire de vente efficace.
Une domination de la gestion active.
Enfin, une histoire séduisante à raconter et à entendre : en bon francais, du storytelling.
On notera que câest dans les pays oĂč il existe des systĂšmes de retraite par capitalisation, ou encore Ă cotisations dĂ©finies, que le poids des gĂ©rants stars a Ă©tĂ© le plus fort, car le marchĂ© potentiel est gigantesque et tous les acteurs, Ă lâexception des futur.e.s retraitĂ©.e.s, ont intĂ©rĂȘt Ă promouvoir le gĂ©rant star : Etats-Unis, Royaume-Uni.
Magellan Ă lâĂšre Lynch est devenu le fonds de tous les superlatifs : 18 millions de $ dâencours quand Lynch a pris la barre, 14 milliards de $ quand il lâa laissĂ©e, des performances Ă©poustouflantes, tant absolues que relatives par rapport Ă son indice (29% de performance annuelle moyenne).
Et câest ainsi que Lynch est devenu le premier gĂ©rant star. Puis lâauteur dâun best-seller, One up on Wall Street, publiĂ© en 2000 et rĂ©guliĂšrement rééditĂ©. Puis dâun autre, Beating the Street.
Pour Peter Lynch, lâhistoire sâest bien terminĂ©e : il sâest retirĂ© de la gestion de Magellan en 1990, en pleine gloire, Ă 46 ans. Il a continuĂ© Ă travailler pour Fidelity, notamment comme coach pour les analystes financiers et les gĂ©rants de fonds. Câest un auteur Ă succĂšs, il est trĂšs riche et se consacre Ă la philanthropie.
Fidelity a publiĂ© sur son site internet un entretien avec Lynch datant de septembre 2019. Il est ici. Il parle dâune Ă©poque rĂ©volue.
La fabrique du gérant star
On ne dĂ©crĂšte pas, en se levant un matin, quâon va devenir un gĂ©rant star. Mais il faut nĂ©anmoins accepter de le devenir.
Romain Burnand de Moneta Asset Management est un grand gĂ©rant actions, mais il nâa jamais jouĂ© au gĂ©rant star.
La fabrique du gĂ©rant star implique les mĂ©dias et les distributeurs de produits financiers, et requiĂšre la participation plus ou moins active de lâindividu adoubĂ©.
Les gĂ©rants stars ne sont pas Ă©ternels, certains ont mĂȘme connu des chutes spectaculaires, pour diffĂ©rentes raisons.
La fraude
Bernie Madoff en est lâincarnation la plus cĂ©lĂšbre. Culte du secret, environnement rĂ©glementaire laxiste, aura dans les milieux les plus riches aux Etats-Unis ont rendu cette arnaque possible. Lâhistoire sâest mal terminĂ©e, comme pour toutes les pyramides de Ponzi.
De Diana B. Henriques, on pourra lire The Wizard of Lies: Bernie Madoff and the Death of Trust. Et si vous préférez les images, The Wizard of Lies, réalisé par Barry Levinson, avec Robert De Niro et Michelle Pfeiffer.
Sur les fraudes financiĂšres en gĂ©nĂ©ral, on pourra lire le dernier livre de Ben Carlson, CFA, Donât Fall For It: A Short History of Financial Scams.
Lâimplosion en vol
LTCM Ă©tait un hedge fund créé en 1994 aux Etats-Unis par les plus beaux cerveaux de lâĂ©poque, dont John Meriwether, tradeur obligataire fort renommĂ© chez Salomon Brothers dans les annĂ©es 1980. Au conseil dâadministration siĂ©geaient Myron Scholes et Robert Merton.
Ces 2 derniers reçurent en 1997 le prix de la Banque de SuĂšde en mĂ©moire dâAlfred Nobel, improprement appelĂ© Prix Nobel dâEconomie.
Le fonds, qui pratiquait lâarbitrage et utilisait un gigantesque levier, a marchĂ© sur lâeau pendant 3 ans, avec des performances calendaires de 21%, puis de 43%, puis de 41%, avant dâimploser en vol aprĂšs les crises financiĂšres de 1997 en Asie et de 1998 en Russie, de perdre plus de 4,6 milliards de $ en 4 mois en 1998, de mettre en pĂ©ril le systĂšme financier, et dâĂȘtre finalement sauvĂ© par lâintervention de la Fed et une injection massive de capitaux Ă hauteur de 3,6 milliards de $ par diffĂ©rentes banques internationales. Puis liquidĂ©.
Meriwether a créé ensuite deux sociétés de gestion de hedge funds, avec des encours de plus en plus faibles. Difficile de continuer à exister aprÚs une débùcle aussi considérable et aussi médiatisée.
Au sujet de lâimplosion en vol de LTCM, on lira When Genius Failed: The Rise and Fall of Long-Term Capital Management, de Roger Lowenstein.
Neil Woodford Ă©tait la star du stock picking au Royaume-Uni, adulĂ© par les mĂ©dias : the man who canât stop making money, Ă©crivait de lui un journaliste sur le site de la BBC en 2015.
AprÚs 25 ans de performances époustouflantes chez Invesco, il a créé sa propre société de gestion, Woodford Investment Management, en 2014.
Son fonds phare a eu jusquâĂ 10 milliards de ÂŁ dâencours avant de sombrer en 2019, emportĂ© par des valeurs non cotĂ©es dans lesquelles les fonds Ă©taient autorisĂ©s Ă investir dans la limite de 10% de leur actif.
Des performances trĂšs dĂ©cevantes sur la partie cotĂ©e de ses fonds et des rachats importants dâinvestisseurs déçus ayant fait augmenter mĂ©caniquement le poids des titres non cotĂ©s, Woodford sâest livrĂ© Ă des acrobaties pour le faire baisser : il a ainsi fait coter certaines actions Ă la bourse de Guernsey, jusquâĂ ce que cette derniĂšre suspende la cotation de 3 valeurs.
Woodford a fini par ĂȘtre rattrapĂ© par la patrouille : suspension des fonds en juin 2019 pour une pĂ©riode initiale de 28 jours (il y avait alors 4 milliards de ÂŁ dans le fonds phare), maintes fois prolongĂ©e, puis limogeage de la sociĂ©tĂ© pour la gestion de 2 trusts. Puis dĂ©cision de cesser volontairement les activitĂ©s.
Parmi les soutiens indĂ©fectibles de Woodford figurait Hargreaves Lansdown, un des plus gros distributeurs de fonds au Royaume-Uni, qui a laissĂ© le fonds phare du gĂ©rant star sur sa Wealth 50 Buy List mĂȘme aprĂšs les premiĂšres alertes sur la liquiditĂ©.
Ah, dernier point : plus de 15 mois aprĂšs le gel des fonds, toutes les participations non cotĂ©es nâont pas encore Ă©tĂ© vendues, et lâadministrateur des fonds cantonnĂ©s vient dâannoncer que la vente pourrait encore prendre 12 mois.
Et en France ?
En France aussi, mĂȘme si on nâa pas eu de rĂ©volution reaganienne ou thatcherienne, et quâon nâa pas de fonds de pension, on a connu des gĂ©rants stars : Edouard Carmignac, Didier Le MĂ©nestrel, Jean-Charles MĂ©riaux, Marc Tournier, et bien dâautres. Des stock-pickers, un gĂ©rant macro.
Pour ce dernier (Edouard Carmignac), un narratif imparable : je nâai pas perdu dâargent en 2008 !
En en plus, je lis dans les entrailles des banquiers centraux que je sermonne Ă coups de pages de publicitĂ© dans le Financial Times et dans Le Monde ! Et jâorganise un concert privĂ© avec les Rolling Stones !
La gestion flexible en gĂ©nĂ©ral, et Carmignac Patrimoine3 en particulier, ayant déçu dans les annĂ©es qui ont suivi la crise financiĂšre de 2008/2009, le marchĂ© des distributeurs Ă©tait en attente dâun nouveau gĂ©rant star et dâune nouvelle histoire.
Depuis 2015, la star, câĂ©tait Bruno Crastes, le co-fondateur de H2O AM. Le storytelling, câĂ©taient des performances Ă©poustouflantes, en apparence peu corrĂ©lĂ©es aux marchĂ©s actions et obligations.
Je cite Bruno Crastes dans une récente réunion :
Notre processus dâinvestissement dĂ©livre de lâalpha de maniĂšre structurelle, quel que soit lâenvironnement.
Les assureurs vie ont massivement rĂ©fĂ©rencĂ© dans leurs contrats certains fonds de H2O AM, qui pouvait tout se permettre, y compris dâaugmenter les frais de gestion de 5 de ses fonds de 12% Ă 45% dĂ©but 2019.
La crise qui frappe les fonds H2O AM a commencé par une crise de performance, imputée par la société de gestion au Covid. Certains fonds ont connu des baisses phénoménales en février et mars 2020 : de 9 à 79% selon les niveaux de risque des produits.
Elle sâest transformĂ©e en crise de liquiditĂ©, similaire Ă celle qui a emportĂ© Neil Woodford. Les titres illiquides dĂ©tenus par H2O AM sont des obligations Ă©mises par des sociĂ©tĂ©s dĂ©tenues par Lars Windhorst, dont le Financial Times avait rĂ©vĂ©lĂ© lâexistence le 18 juin 2019.
Quand la valorisation de la partie cotée des fonds connaßt une forte baisse, le poids des titres non cotés augmente mécaniquement. Ca vous rappelle quelque chose ?
LâAMF a donc demandĂ© fin aoĂ»t la suspension de 3 fonds, H2O AM en ajoutĂ© 5 qui dĂ©tenaient aussi des titres illiquides. Et mĂȘme un 9Ăšme, de droit irlandais, H2O Fidelio, pour lequel aucune communication publique nâa Ă©tĂ© faite sur le site de la sociĂ©tĂ© de gestion, et qui a contaminĂ© avec H2O Multibonds un fonds dâĂ©pargne salariale.
H2O AM semble sâĂȘtre livrĂ© Ă une ingĂ©nierie financiĂšre sophistiquĂ©e avec des contreparties mystĂ©rieuses (pour lâune dâentre elles, Merit Capital) pour piloter lâexposition de ses fonds Ă ces titres illiquides.
Et lâhistoire prend de lâampleur, avec lâentrĂ©e dans la danse de certains distributeurs : CrĂ©dit Agricole Assurances a ainsi dĂ©cidĂ© dâinterdire tout investissement sur tous les fonds H2O AM jusquâĂ la fin de lâannĂ©e. Allianz a dĂ©clarĂ© rĂ©flĂ©chir au dĂ©rĂ©fĂ©rencement. Cardif et Intencial ont Ă©galement provisoirement interdit les souscriptions dans les fonds H2O.
Jusquâau Monde qui a consacrĂ© un long article Ă Natixis, « lâembarrassante filiale de BPCE », et aux « dĂ©boires de son hedge fund H2O AM ».
La fin de lâhistoire nâest pas encore connue, puisque les 7 fonds suspendus pour une pĂ©riode initiale de 28 jours, prolongĂ©e de 2 semaines, ont rĂ©ouvert Ă la mi-octobre et quâils avaient plus ou moins rebondi depuis le plus bas de mars dernier.
Mais lors de la crise LTCM, John Meriwether avait interrogĂ© un de ses amis sur les perspectives de rebond aprĂšs une forte baisse. Cet ami, trader expĂ©rimentĂ©, lui avait dit quâun gĂ©rant de portefeuille ne pouvait pas se remettre dâune baisse supĂ©rieure Ă 50%.
On verra sâil sâagit dâune vĂ©ritĂ© universelle.
Clap de fin pour les gérants stars ?
On sâen approche peut-ĂȘtre aux Etats-Unis, oĂč mĂȘme les meilleurs gĂ©rants actifs, comme Will Danoff chez Fidelity, dĂ©collectent.
Danoff gĂšre depuis 30 ans Fidelity Contrafund (131 milliards de $ dâencours), il a battu le S&P 500 de plus de 3 points de pourcentage par an en moyenne, Contrafund est en forte hausse depuis le dĂ©but de lâannĂ©e, bien plus que le S&P 500.
A bien des égards, Danoff est aussi bon que Lynch.
Mais il décollecte massivement.
Car le gérant-star a un nouvel ennemi : la gestion indicielle.
Aujourdâhui, plus de 50% des actifs des fonds actions Etats-Unis sont dĂ©tenus dans des vĂ©hicules indiciels Ă trĂšs bas coĂ»ts.
La nouvelle star des investisseurs aux Etats-Unis, câest Vanguard, et ses 10 points de base de frais de gestion moyens pondĂ©rĂ©s des encours.
10 points de base, câest 0,10%.
Et en France, câest aussi la fin, ou le dĂ©but de la fin des gĂ©rants stars ?
On en est loin, car le systÚme de rémunération condamne les distributeurs traditionnels à commercialiser des fonds gérés activement ayant des frais de gestion suffisamment élevés pour permettre les rétrocessions
Car il est plus utile de tomber amoureux dâun gĂ©rant que dâun indice pour les mĂ©dias, car le gĂ©rant fait cliquer, pas lâindice.
Car il est plus agrĂ©able pour un client dâentendre une belle histoire, incarnĂ©e par une star vue a la tĂ©lĂ© et une performance passĂ©e Ă©levĂ©e.
Pour conclure, une citation de Fight Club, le roman de Chuck Palahniuk adapté au cinéma par David Fincher :
Sur une durĂ©e suffisamment longue, lâespĂ©rance de vie tombe, pour tout le monde, Ă zĂ©ro.
Et une citation encore plus ancienne, puisquâelle est de Sophocle4 :
Lâhubris engendre le tyran : lâhubris, quand il a vainement accumulĂ© les imprudences et les excĂšs, une fois montĂ© au faĂźte, tombe dans un abĂźme fatal, dâoĂč il ne peut plus sortir.
Le gĂ©rant star nâest bien entendu pas un tyran5, mais il est souvent victime de lâhubris. Et de lâabĂźme fatal, il est souvent impossible de sortir.
édition de Patrimonia à Lyon, le 1er octobre 2020.