Lettre DNCA

Keynes, Powell et le Bitcoin
16 avril 2021
2 minutes
Ils ont, au sein du « groupe de Bloomsbury Â», rĂ©volutionnĂ© la vie littĂ©raire, artistique et sociale de l’Angleterre. Ils se proclamaient « non conventionnels Â». Comme Virginia Woolf, dont le personnage « Lappin » aurait Ă©tĂ© inspirĂ© par Keynes, en raison notamment des frĂ©tillements de son nez lorsqu’il mangeait, l’économiste et philosophe combattait les vieilles orthodoxies. Quand elle s’affranchissait de la forme narrative du roman du 19ème, lui maudissait l’or, standard, Ă  l’époque, de la valeur de tout, rĂ©prouvait le fatalisme de la rĂ©cession et de la dĂ©pression, fulminait contre le concept d’une « main invisible Â» ou d’un marchĂ© capable de corriger ses propres excès. Collectionneur d’art, directeur de la prestigieuse Bank of England, prĂ©sident d’une compagnie d’assurance-vie, l’économiste providentiel a sauvĂ© (Ă  nouveau) le capitalisme en 2020. Remarquable investisseur, cet illustre thĂ©oricien de la monnaie aurait-il boudĂ© le rallye du Bitcoin ? Rien n’est moins sĂ»r chez ce provocateur qui, en 1931, aurait dĂ©clarĂ© en plein comitĂ© d’investissement : « il n’y a rien de plus dangereux que de se mettre en quĂŞte d’un investissement rationnel dans un monde irrationnel Â»â€¦

Comment ce membre du club des « extravagants Â», convaincu du rĂ´le prĂ©pondĂ©rant de l’Etat dans l’économie envisagerait-il cet actif transnational et invisible, libĂ©rĂ© des limites traditionnelles et conventionnelles en matière de valorisation ? Car en effet, les cryptomonnaies s’affranchissent des frontières que notre mĂ©moire d’investisseurs impose aux valeurs boursières au travers des multiples ou des rendements d’indicateurs comptables. Insoumises Ă  la thĂ©orie de la paritĂ© du pouvoir d’achat, rebelles Ă  l’équation de Fisher, elles ne prĂ©sentent pas de valeur intrinsèque identifiable ou permettant de les comparer aux devises nationales. Qu’importe : cette absence de prix d’équilibre conventionnel n’est pas un handicap, c’est au contraire une fonction recherchĂ©e. Le manque de limite conceptuelle rend virtuellement possible l’espĂ©rance d’un gain illimitĂ©, entretient la nature irrationnelle de son rapport au monde, accentue les biais Ă©motionnels. La seule valeur qui compte alors Ă©tant tout simplement le prix que l’acheteur marginal est prĂŞt Ă  payer, et en ce sens, la cryptomonnaie Ă©radique le distinguo pourtant nĂ©cessaire entre valeur et prix. Elle ne s’encombre plus des tentatives de valorisation fondamentale de ses dĂ©buts. Au fur et Ă  mesure du succès spĂ©culatif de ces token digitaux, l’intĂ©rĂŞt sociĂ©tal et technologique initial de la blockchain a pratiquement disparu au profit de la seule motivation du gain financier.

Quelques heures avant l’introduction en bourse de la première plateforme d’échange de cryptomonnaies, valorisée à près de 100 milliards de dollars (près d’un tiers de la valeur du groupe LVMH par exemple), Jerome Powell s’aventurait, non sans une certaine prudence, à esquisser la doctrine officielle de la FED : les cryptomonnaies ne sauraient se substituer au dollar et plutôt que de revêtir les caractéristiques d’une unité d’échange, elles seraient in fine des instruments spéculatifs comme l’or. Cela soulève plusieurs questions essentielles, qui une fois de plus, nous ramènent à Keynes : en tant qu’instruments spéculatifs, doivent-ils (et peuvent-ils) être régulés ? Le public doit-il être protégé de leur volatilité ? L’état doit-il intervenir si le marché des cryptomonnaies n’est pas en mesure, comme le déplorerait Keynes, de corriger ses propres excès ? L’introduction de Coinbase pourrait-elle rappeler celle du tout-puissant courtier Glencore qui avait précédé le crash des matières premières en 2011 ?

« Du krach des tulipes en Hollande au début du 17ème siècle en passant par la bulle de la mer du sud en Angleterre des années 1800 jusqu’aux marchés actions modernes, les marchés ont démontré leur capacité à se corriger eux-mêmes, souvent au détriment de ceux qui pensaient que ce jour fatidique n’arriverait plus » rappelle Aswath Damodaran. Pour ce très célèbre professeur d’analyse financière, l’irrationnel ne peut tout expliquer, « le prix du marché ne peut pas durablement dévier de la valeur fondamentale induite, à long terme ». Mais comme le répondrait Lord Keynes avec son cynisme habituel : « sur le long terme, nous sommes tous morts » …

Texte achevé de rédiger le 16 avril 2021 par Thomas Planell, Gérant – analyste.